Le visiteur du soir

Le visiteur du soir
 
Nouvelle
 
Automne 2007
 
 
Gérald Tremblay


LE VISITEUR DU SOIR   
                                                           
            Un homme veille sur l’Intime. Un homme veille sur une maison dont il connaît chaque planche, chaque pierre pour en avoir scruté le sens du grain et les multiples aménagements utiles au confort. Pour en avoir aussi retravaillé les charpentes et les moulures, il y a implanté un feu dans la pierre afin d’éclairer les solitudes subitement débarquées. Car cette demeure attire, d’elle-même, des visiteurs inconnus, des artisans curieux, des artistes épuisés par leurs quêtes sans fin d’une infinitude inquiète. Et le vieux piano centenaire gémit parfois sous les doigts d’une musicienne de treize ans.  La maison chante alors, telle une femme appelant son amant sans âge. Cette femme existe, m’a raconté cet homme. Elle peut demeurer des mois sans aucune nouvelle jusqu’au moment où une missive, écrite à la main, du genre de celle-ci lui parvient:
 
            Madame,
              Vous êtes  chaleureusement  invitée  Au  Gîte  le Jardin  de Givre pour  une  soirée en  tête-à-tête  avec le maître de  ces  lieux. Vous  trouverez  le  nécessaire à  cette  rencontre intime dans  le colis  ci-joint. Une voiture  passera  vous  prendre ce soir,  à votre domicile , à 21 heures précise.
                                                                                            
                                                               Joseph, le majordome
            
            
            Et chaque fois une robe de haute couture et les dessous en soie, les gants et le sac à main assortis accompagnent une gerbe de roses blanches avec, en son centre, une rose noire, pourpre ou jaune. C’est selon. Cette rose particulière, détonnant au cœur de cette blancheur aveuglante, porte une signification. Le majordome lui en explique le sens lors de ces longues soirées de service. Le visiteur du soir n’arrivant parfois que sous les derniers coups de minuit et, sans s’excuser, congédie Joseph d’un geste en coulisse, avant d’apparaître portant un costume de soirée. Ce jour-là elle découvrit sous le tissu de la robe une plaquette de vers reliée à l’ancienne, dont la couverture de cuir repoussé s’ornait de motifs rouges et or en alphabet cyrillique.  
            Dès son arrivée, le majordome introduit la femme au salon.  Il boite légèrement de la jambe droite. Seul éclairage, avec quelques bougies, le feu jette des lueurs fauves sur les meubles anciens. Il regarde la femme. Sa longue coiffure frisée, tirant sur le blond, cache les mèches plus pâles de l’âge. Pas très grande, un peu ronde de formes, elle marche pourtant d’un pas léger et son visage sans rides apparentes reflète une joie cachée. Son sourire révèle la timidité des femmes amoureuses, interrogeant le regard de leur amant.
            -Installez-vous, Madame; je reviens avec le champagne.
            -Rien ne presse, Joseph.
            -Ce sont les ordres de Monsieur.
            -L’attendez-vous pour bientôt?  A-t-il laissé un message pour moi?
            -A la première question de Madame, le Cesna de Monsieur ne devrait pas tarder, à moins de vents contraires. Pour la deuxième question de Madame, seules les roses parlent pour Monsieur.
            -Ah oui, les roses ! Je vois une rose pourpre, cela signifie…
            – Madame devrait savoir, depuis le temps…
            -La rose jaune signifie l’infidélité, la noire une humeur sombre et irascible… La rose pourpre, une blessure au vif qu’il faudra soigner de tendresse… de caresses… 
            -Monsieur travaille dans les extrêmes, de la haute voltige politique, je crois.  Il revient de Russie ce soir. La plaquette de poésie vous informera.
            -Dites-moi, Joseph, le maître de cette maison ne serait pas un peu espion… ou pire… agent double, ses voyages à l’étranger, toujours dans des pays sous tension de guerre civile… ne serait-il pas un peu… provocateur…  ou pire, tueur à gages pour le gouvernement américain?
            -Ah!  Ah! Ah!  Madame a une imagination charmante. Mais je ne puis vous contredire. Je ne sais moi-même ce que fait Monsieur. Il est très secret là-dessus. Je dois pourtant vous avouer qu’il est parfois revenu de certains voyages en piètre état et je dus, à ces rares occasions, remplacer l’infirmier de service. Monsieur est très sportif et je crois aux accidents qu’il me raconte. C’est en partie mon devoir de croire tout ce que dit Monsieur.
            -Vous m’étonnerez toujours, Joseph. On dirait un homme d’un autre âge; comme dans ce film avec Anthony Hopkins, vous savez ce merveilleux film où un majordome rate sa vie amoureuse par devoir auprès d’un maître allemand qui se suicide à la fin…
            -Le service et la discrétion dans ce travail n’ont pas d’âge, Madame. Un domestique est professionnel jusqu’au bout des ongles ou bien il n’est pas au service d’un employeur tel que Monsieur. Si Monsieur avait voulu d’un homme à tout faire du pays, il l’aurait engagé. Monsieur est passé par une agence spécialisée pour recourir à un service impeccable. Monsieur sait que sa vie d’action exige de sa maison un climat de repos et de détente particulièrement efficace. Je suis là pour le confort physique et psychologique de Monsieur. Je crois que vous pouvez comprendre cela.
            -Dites-moi Joseph, Monsieur n’a pas d’autres couleurs, dans ses arrangements floraux, pour signifier ses  « accidents ».
            -Le blanc signifie la pureté de ses sentiments envers vous, et sa fidélité…
            -Sa fidélité, j’en doute Joseph. Il est absent de longs mois. Il visite ces pays où les femmes sont belles sous leurs voiles, à l’ombre des maisons blanches ou dans les forêts tropicales. La tentation est forte sous le soleil des grandes cultures, des civilisations sans âge. Les capitales agitées sont des femmes sans scrupules, aux charmes d’opium et de liqueurs parfumées. Leurs fleurs capiteuses n’ont rien à envier aux roses froides de nos climats.
            -Madame doit croire les fleurs que Monsieur lui fait parvenir… cela fait partie du jeu.
            -Oui, je sais Joseph. Je ne suis pas en position pour être jalouse de cet homme trop souvent absent. Je prends ce qu’il me donne comme une plante assoiffée, comme un désert de glace sous un soleil noir. Oui… Mais cette fois je me promets bien de le faire parler; et, s’il vous plaît, Joseph, plus de Madame, je suis Rébecca, celle que vous recevez depuis vingt ans, à qui vous servez le même riche champagne, à qui vous expliquez la même signification des fleurs pour lui… celle pour qui vous avez des attentions, comme ces chauds bas de laine, ce feu qui nous éclaire à peine, cette intimité, Joseph… Venez vous asseoir près de moi. Je me sens si seule.
            -Permettez-moi, Madame, de vous dire que vous êtes particulièrement en beauté ce soir.
            -Ah, Joseph, Joseph mon ami! Vous permettez que je vous appelle mon ami… vous êtes si gentil de me dire cela. Ce soir j’ai comme une vague de nostalgie prise dans la gorge, un sanglot de vingt années logé à L’Auberge du Pied de grue… Moi qui ne croyais pas à la patience des femmes de marins… Joseph, Joseph… Appelez-moi Rébecca, dites mon nom, Joseph, dites : Rébecca, je suis bien ici avec vous, dites-le Joseph, pour moi.
            -Je n’oserai jamais Madame, Monsieur ne le permettrait certainement pas.
            Joseph s’éloigne et revient avec deux coupes et une bouteille de champagne dans un seau à glace, une serviette blanche sur le bras. Il fait habilement sauter le bouchon sans bruit et emplit une coupe.
            La femme se lève, elle marche sous le coup d’une colère sourde.
            -Monsieur, Monsieur, MONSIEUR. Vous n’avez que ce mot là à la bouche. Buvez un peu de ce champagne pour oublier celui qui nous installe ainsi malgré nous, dans la fiévreuse expectative… dans…  dans… Elle lui verse un verre de champagne et se reprend.  Monsieur n’est pas là, il est encore en retard de plusieurs heures et il sait que nous l’attendons, il sait ce que nous vivons. Elle boit doucement à la coupe, ses mains tremblent.
            -Oui, je sais qu’il sait ce que vous vivez. Pourtant, il est toujours fidèle au rendez-vous, même si l’attente est parfois longue.
            -Merci Joseph, de me tenir compagnie. Excusez-moi de vous piquer ainsi de questions et de réflexions dont vous ne savez quoi dire. Servez-moi encore un peu de cet excellent champagne et buvons à la santé de l’amour invisible qui nous emmaillote sans fausses mailles, comme un filet de trapéziste. La femme s’approche de Joseph. 
            Embrassez-moi, Joseph. C’est le majordome que j’aime ce soir, Joseph. Pouvez-vous comprendre cela?
            -Pensez-vous, Madame. Si le maître arrivait, il n’aimerait pas que je vous courtise ainsi, vous sa promise d’un soir.
            – Et les autres soirs, Joseph?  Que faites-vous les autres soirs ?
            -Ma vie privée ne vous concerne pas; j’ai des activités de solitaire et le travail dans cette maison réussit parfaitement à combler ma vie.
            -Joseph, Joseph. Pensez-vous sérieusement que Monsieur ne sait pas que vous me courtisez, un peu, à votre manière, depuis toutes ces années; depuis combien de temps, Joseph?
            -Vingt deux ans que Madame vient ici, au rendez-vous de Monsieur.
            -Et sur ces vingt deux années, Joseph, vous avez passé plus d’heures en ma compagnie que moi avec votre maître. Alors, Joseph, il ne saurait être si naïf de croire que nous sommes de purs étrangers attendant sagement son apparition. Les heures seraient longues sans vous, Joseph, pour me tenir compagnie. Cette maison m’attire et me fait peur à la fois. Vous me fascinez autant, sinon plus que votre maître. Combien de fois ai-je pris la décision de refuser l’invitation et à la fin de venir… pour vous Joseph… pour vous ?
            -Il ne faut pas, Madame. Si vous continuez, je devrai me retirer. Parlons plutôt de Monsieur… ou de cette maison mais pas de « nous ». NOUS n’existons pas dans cette histoire. NOUS sommes les accessoires, un prétexte pour que l’amour s’exalte, s’exauce et se sanctifie entre ces murs que j’ai reconstruit pour Monsieur.
            -Vous m’intriguez tellement, Joseph. J’ignore tout de cet homme qui se cache derrière vous. Qui est-il Joseph, cet homme dont vous me parlez tant, cet homme qui nous cloisonne dans cette solitude de convenance ?
            -Je ne puis tout vous dire. Mais vous devez savoir qu’il vous aime profondément, comme seules savent le faire les natures fortes, les hommes d’une seule femme. Selon Monsieur, nous n’existons que par l’amour de l’autre. Nous n’apparaissons au monde que par le reflet tranquille de la mémoire de l’autre. Le regard de l’autre sur nous est ce soleil sans quoi aucune vie n’a de sens, qu’un seuil de désert sans nom.
            -Je n’ai jamais vu son vrai visage, Joseph. Il se masque à chacune de nos rencontres.
            -C’est qu’il craint que vous ne le reconnaissiez par les journaux ou certaines revues mondaines qui parlent, à l’occasion, de ses visites ou de ses interventions diplomatiques au pays ou à l’étranger.
            -C’est donc un homme important et sans doute très riche.
            -Un homme est très important pour la femme qui l’aime et, sans doute dispose-t-il d’une certaine richesse à ses yeux. Néanmoins, pour le bénéfice du jeu, je sais qu’il possède de nombreuses maisons à travers le monde et que je ne suis certainement pas le seul homme à son service.
            -Et les femmes, Joseph ? Combien de femmes à son service ?
            -Il n’y a que vous, madame, à ce que je sache. Oh! Oh! J’entends des pas. C’est la porte d’entrée. Excusez-moi, je reviens.
            -Ah, mon Dieu! Comme je suis  excitée. Comment va-t-il me trouver ? Joseph est vraiment trop bon. J’ai vieilli, mes joues descendent, mon âge me trahit. Quelle allure ! Cette robe est beaucoup trop saillante. Elle se regarde dans un miroir plein-pieds. Est-ce vous, Monsieur le masque ? Répondez-moi!  C’est long à la fin.
            -Ce n’est que moi, madame. Monsieur me fait savoir qu’il sera en retard. Son avion ne peut atterrir au petit aéroport de Matane. Il doit retourner à Mont-Joli, par prudence. Le temps est mauvais et la piste est glacée. Il ne veut courir aucun risque. Vous savez que les accidents arrivent souvent près de chez soi, là où une femme et des enfants nous attendent. Un retard d’une heure à peine… Prenez de ces amuse-gueule. Je les ai préparés pour vous. Un peu de crevettes avec votre champagne ?
            -Comme vous en mettez, Joseph. Me cachez-vous quelque chose ? Que contenait exactement ce message ? Elle se lève et marche de long en large. 
            -Non, non, je vous assure. Tout est parfaitement normal et fortuit. 
            -Je veux bien vous croire… Ouf !  Nous respirons un peu mieux, hein, Joseph ! Oui, servez-moi un peu de ce champagne qui allège l’âme. Je me sens des ailes ce soir, Joseph. J’ai le goût de crier. Ma robe me sied-t-elle bien, Joseph ? Je n’ai pas trop pris de poids depuis ? Au fait, comment fait-il pour savoir la grandeur qu’il faut pour ces robes, une fois ou deux l’an ?  Il connaît toujours la pointure et les mensurations exactes pour ces vêtements. Pourtant, il ne me voit pas souvent.  Comment fait-il Joseph ?  Êtes-vous ses yeux, Joseph ?  Lui transmettez-vous des informations à mon sujet ?  Qui je fréquente ?  Qui vient chez-moi ? VOUS m’espionnez, Joseph ! C’est cela votre assiduité, vos raisons profondes.  Moi qui croyais que vous aviez de l’amour, de l’estime pour moi.  Je ne suis qu’un objet à vos yeux.  Je ne fais partie que de votre temps de travail. C’est cela, hein, Joseph !  Mais dites-le donc que je ne suis rien pour vous, rien qu’une femme comme tant d’autres, livrée aux mains du maître, impeccablement mise par vos soins. La femme étouffe un sanglot.
            -Jamais je n’oserais, Madame. Vous vous égarez. J’ai peut-être eu tort de vous servir cette troisième coupe de champagne. J’ai manqué à mes devoirs.  Pardonnez-moi !  Néanmoins, je puis vous dire que Monsieur connaît bien les femmes. Il sait comment elles prennent de l’âge, ainsi… comment les habiller et…
            -Et les déshabiller… Joseph, dites-moi, lorsque Monsieur arrive, surveillez-vous un peu la fin de cette soirée que vous avez allumée de votre conversation, de vos mystères sur cette maison, de votre présence même silencieuse, de cet excellent champagne? …Ah! Ah! Ah! La femme éclate d’un rire un peu fou.
            -Ah, Madame ! Ne me demandez pas cela. C’est que vous doutez de mon intégrité absolue envers Monsieur. Vous savez que mes ordres sont très stricts. Lorsque Monsieur arrive, je dois disparaître… Mais, j’aperçois des lumières dans la cour. C’est une voiture qui stationne dans l’entrée. Il a sans doute pu atterrir tout près d’ici.  Votre patience sera récompensée.
            -Attendez, Joseph.  J’aimerais vous dire… Excusez-moi, je vous aime bien.  Demeurez toujours ainsi fidèle à tout cela. Elle fait un large geste de la main pour montrer la maison.  Maintenant, allez ouvrir à Monsieur. Je suis prête. Joseph se dirige vers les grandes portes. On entend des voix chuchotées. Le froissement d’un manteau, des bottes que l’on jette. Une odeur de fin cigare, un discret parfum d’homme; puis Monsieur est devant Madame.
            Il porte son masque de plumes bleu-turquoise, quelques-uns unes rouge sang, avec un double cerne violet et noir autour des yeux. Des perles cristallines au front, accrochent le regard. Mais ce sont les yeux sous le masque qui fascinent. Des yeux d’une sombre profondeur, avec l’éclat rieur des hommes habitués à jouer l’invité en retard. Rébecca se dresse de toute sa hauteur. Elle chancelle un peu, comme si ce regard lui tournait la tête. C’est ce que l’homme croit. Il est enveloppé d’une cape de soie noire et porte un ensemble du soir en épaisse ratine bleu nuit, attaché par un ceinturon de cuir pourpre traversé par une dague courbée au manche ouvragé. Des gants mauve lilas cachent ses mains au regard de la femme. 
            Sans dire un mot, il l’invite à danser. Des murs, aux boiseries de cèdre, s’élève une musique, une lente complainte à l’accent argentin. Une voix rauque module le pas des danseurs perchés près de l’extase. Ravie, Rébecca se laisse entraîner vers un ciel musical, un puissant tango soulève la portée de ses sens baignant dans les vapeurs du champagne. Elle se sent légère, envoûtée, enlevée par des bras sûrs d’eux, des bras d’athlète ou de travailleur; elle ne saurait le dire tant le charme opère dans la complicité choisie sur invitation. Le couple valse devant le feu qui rougeoie les cristaux d’un lustre.
            L’homme au masque murmure à son oreille des mots de feu, des caresses qui exaltent le sanglot perché aux lèvres humides.  Ses mains vont et viennent à plein dos, caressant le tissu léger de la robe, descendant jusqu’aux fesses, s’y attardant. Son genou indiscret pénètre l’entrecuisse de la femme, appuie lentement vers le haut puis revient se serrer contre les genoux flagellés par le tissu de velours.
            -Vous êtes en retard.
            -Si peu, Madame. Et puis, mon majordome vous tenait compagnie. Il a été convenable, j’espère…
            -Oh, parfaitement, Monsieur.  Joseph est impeccable dans son rôle. Vous, par contre, vous m’impressionnez, vous m’intimidez un peu.
            -Je m’en excuse.  Ce masque sans doute qui crée une distance entre nous. Je ne puis m’y soustraire. Je veux demeurer ainsi, incognito dans l’amour, afin que le mystère demeure. L’amour est un inconnu, ne croyez-vous pas?
            -Oui, sans doute.  Mais j’aimerais vous connaître davantage. Depuis ce temps que j’accepte vos invitations, il me semble que j’aurais droit à un visage, à votre véritable visage. Et ce vouvoiement!  Est-ce vraiment nécessaire?  J’ai l’impression de faire partie, pour un soir, d’une époque révolue. C’est intrigant et gênant.  Je n’aime pas les barrières de convenance.
            -L’humanité n’est que convenance, vous savez.  Le monde n’est qu’apparence.  Si j’ai choisi un siècle et un langage qui vous semblent un peu dépassé, c’est justement pour rattraper le temps qui passe sans que l’on puisse se voir, sans que l’on se reconnaisse vraiment dans le langage du quotidien. Cette invitation est un arrêt dans le temps.  C’est ma manière de toucher votre être, d’apporter aux gestes de l’amour un décor à la mesure de son grand théâtre.   
            – Je suis heureuse de vous avoir si près de moi. Ah oui! Caressez-moi, prenez ma bouche, buvez à cette source que vos caresses affolent… mon amour… 
            -Votre poitrine est une vallée tropicale où des fruits murs coulent dans mon cou. J’apprends à respirer vos arômes de cannelle et d’amandes. Sans s’en rendre compte, la femme se met à tutoyer son amant :
            -Ah oui! Viens ouvrir mes sens comme ces fleurs de givre aux fenêtres. Parle-moi le langage des amants emportés par cette passion sans nom. Ouvre-moi les portes du ciel, tout l’espace de mon ventre pour que nos membres éclatés jouissent leur gestation humide, jusqu’à l’extase.
            -Je suis venu te dire que le soleil de l’été chantera nos fleurs, jardinées un soir d’hiver, en cette maison parfumée au feu d’érable.   Nous sommes le mystère de cette nuit.
            -J’entends du bruit. Joseph peut nous surprendre… La femme se détache lentement et approche les deux coupes de champagne.
            -Impossible qu’il nous surprenne, Rébecca, je l’ai congédié pour la soirée. Il boit à la coupe.
            -Appelle-moi encore de ce nom, Rébecca. Répète-le… Elle enlève sa robe, apparaissant en dessous mauves, les cuisses nues, la poitrine échancrée profondément, les seins dégagés dans leurs soubresauts de dentelles noires…
            -Rébecca, Rébecca, mon amour de folles nuits sans sommeil, ce soir nous vivons le dernier grand théâtre, la rencontre des tragédies et des réconciliations, entre vie et mort.  Nous ne parlerons plus que la langue des premiers dieux, avant l’holocauste des aurores, avant le plat matin du travailleur. La femme enjambe l’homme et lui prend la tête; elle caresse son cou.
            -J’aime quand tu me parles. Tu m’inventes un monde… Raconte-moi une histoire, car ta voix m’enivre…
            -Les histoires devront attendre…
            -J’aimerais que tu me racontes cette histoire-là, d’où nous venons ce soir et où nous irons cette nuit. Emmène-moi dans ces pays qui te métamorphosent en étranger, parfois si loin de mon amour. Raconte-moi ces rencontres dans l’ailleurs, d’où tu m’appelles… Nous avons beaucoup parlé de toi, Joseph et moi.
            -Oui, je sais. Mais il n’a pas tout dit. Il ne peut tout savoir et ce masque donne des privilèges.  Je commencerai par mon dernier voyage, dans ce pays qui m’interpelle, la Russie. Pourquoi je songe, depuis toujours, à ces hommes de décembre 1820, à cette poésie des pays dont les grands espaces nous ressemblent ? Savais-tu que les poètes russes des dernières années sont tous morts tragiquement ?  Mais leur femme les avait suivis dans l’exil. Et nous n’entendons plus chanter ceux d’aujourd’hui. Ils sont morts dans leur silence de glace, eux qui n’aimaient que leur maison. La femme se détache de l’homme et le regarde avec attention.
           -Et toi, mon ami, dans tout cela… Aimes-tu ta maison par-dessus tout? L’homme hésite avant de poursuivre.
            -L’âme russe m’appelle parfois vers les cerceaux boréals de la planète, autant que par les rues lépreuses de Calcutta. Mais je suis deux en cela, divisé et uni par l’amour entre cette maison et le rêve voyageur. Les routes du monde ont pour moi des sillons de lune et de sang; j’ai parcouru des artères éclatées de lumières halogènes et senti les marées du soleil pourpre dans les steppes nordiques. Des hommes chantaient sous mes pas l’ivresse des guerres où le feu des armes éclairait la mort des femmes et des enfants.  J’ai parlé aux sages et aux fous de ce monde et j’ai mangé à la table des grands banquiers. Et là où j’ai cru atteindre le fond de toutes les peurs, dans une rue de Montréal, ton visage m’a sauvé de l’ordure. Il n’y avait qu’un chemin tissé du cordage de tous les jours, ramifiés en un faisceau de laser sous ma paupière inerte. Je me suis levé, somnambule ivre de néant.
            -Tu es revenu pour rester?
            -Je suis là pour que nous soyons ces âges du temps immobile, dans la métamorphose de l’âge, pour que nous habitions totalement cette maison, ce feu dans la pierre.  C’est le voyageur fatigué qui te parle. Les autoroutes, les aéroports et les satellites peuvent tourner au-delà des siècles, j’ai atteint le seuil des mondes et n’aspire plus qu’à parfaire mes notes de voyages pour ceux qui, comme moi, ont compris que toute rotation de la planète passe par le seuil de leur maison.
             La femme s’approche de l’homme, elle l’enlace.
            -Je ne suis pas certaine de tout comprendre, mais tu seras un peu comme Joseph, l’homme de cet évènement, de cette fiction. L’homme la regarde en souriant, il a enlevé son masque.
 
 
            -Nous savons tous deux où cesse l’imaginaire, où commence le réel dans cette histoire…
             Le couple s’embrasse, la passion monte, l’homme entraîne la femme vers la chambre, à l’étage.
 
 
            Une lente musique lève le voile du matin. Le soleil allume les boiseries.
            Une jeune fille porte le masque de plumes.  Ses doigts hésitent à peine sur le clavier; comme conduite par un songe; la musique confond les marées du silence avec la joie des notes vives et des crescendo rompus par une descente à la frange d’un arrêt suspendu; elle repart dans des harmonies anciennes où logent des âmes que l’on devine. Sa grande sœur approche, emmitouflée dans un édredon rose. Elle sourit tout en écoutant la musique comme une fable. Elle jette un regard sur un petit livre ouvert sur la table de marbre :
 
Ô nuits sans sommeil, ô nuits folles!
Nuits où brûlent les derniers feux
Yeux éteints, confuses paroles
L’automne, ses fleurs, ses aveux…
 
                                            Alexis Apouktine (1841-1893)
 
            -Papa et maman ont encore joué au « Majordome ».  La pianiste de treize ans sourit derrière le masque tandis que ses doigts grimpent vers l’octave puis sautent quelques arpèges de son cru.  La chaleur du foyer est encore présente dans la pièce, avec la bouteille de champagne vide. Les fenêtres brillent sous le givre. 
            -Laissons-les dormir.
 
                                                                                                          Gérald Tremblay

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